Tous les musulmans lucides connaissent ce verset :
« Je n’ai créé les djinns et les hommes que pour qu’ils M’adorent» (Coran 51: 56).
Il faudrait également préciser que, selon les théologiens musulmans du Moyen-âge, Dieu n’a pas besoin des hommes. D’après Ali ibn Abi Talha, Ibn Abbas dit : « pour qu’ils M’adorent signifie : pour qu’ils acceptent, bon gré mal gré, mon adoration ». Cette obligation d’adorer Dieu est celle d’Ibn Djarir et d’Ibn Kathir dans son tafsir.
A ce stade, nous avons une explication étayée par les théologiens musulmans sur la base du verset coranique. Mais cette explication est-elle correcte et suffisante ?
J’ai beaucoup réfléchi à cela. Au gré d’un détour imprévu, je suis tombé sur une réponse à la fois théologique et philosophique très profonde. En lisant le livre de Jean-Paul Sartre « L’être et le néant », un philosophe existentialiste français pourtant athée, dans lequel il nous explique, entre autres, pourquoi il est athée, je me suis vraiment approché du secret de la création de l’homme.
Examinons d’abord ce que nous dit ce philosophe. Selon lui, il y deux espèces d’être. L’être en-soi, tel que défini par Sartre, est un inconscient, immuable et inchangé. L’être en-soi n’est jamais que ce qu’il est. Il est incapable de changer et de se modifier. L’être en-soi est une réalité achevée… L’être-en-soi n’a point de dedans qui s’opposerait à un dehors et qui serait analogue à un jugement, à une loi, à une conscience de soi.
L’en-soi n’a pas de secret : il est massif. En un sens, on peut le désigner comme une synthèse. Mais c’est la plus indissoluble de toutes : « la synthèse de soi avec soi », disait-il.
En d’autres termes, l’être-en soi a une finalité achevée, une fonction. Il est fait pour quelque chose, et on peut accepter l’idée qu’il a eu un créateur qui a nourri le dessein de sa création et de son fonctionnement, et ce, en vue d’une finalité précise. C’est cela ma compréhension de la vision de Sartre sur l’être en-soi.
Par opposition, l’être pour-soi n’est autre que l’homme. Ce dernier n’a pas, selon Sartre, de finalité et il représente une conscience qui ne se réfère à elle-même que comme étant inachevée. « L’être pour soi est fait de vide, il a besoin de changer, de passer par des devenirs et des mutations pour devenir ce qu’il pourrait être », disait Sartre.
A partir de là, Sartre considère que l’être pour-soi est libre. Il y a là, à ses yeux, la quintessence de la liberté et, par conséquent, il n’y a pas, toujours selon lui, de créateur, d’où son athéisme.
En réalité et paradoxalement, l’être pour-soi, c’est-à-dire l’homme, est effectivement libre. Mais cette liberté a été précisément prévue et conçue par Dieu, Le Très-Haut, dans un but précis : un perfectionnement et un raffinement de sa création.
Les êtres qui ont été créés avant l’homme, comme les anges et les djinns, sont, en reprenant la catégorisation de Sartre, des êtres-en-soi, qui n’ont pas le choix. Ils sont massifs et ont une fonction imposée du dehors. Ce sont des créatures non libres, puisqu’elles sont désignées pour remplir des fonctions précises dans une finalité déterminée.
Les anges remplissent des fonctions dans l’Univers et dans la cour de Dieu. Les djinns ont d’ailleurs été même mis par Dieu à la disposition du prophète Souleiman (les uns plongeaient dans les mers pour ramener des pierres précieuses, les autres étaient des soldats, tandis que d’autres encore accomplissaient d’autres missions, ainsi que l’a décrit le Coran).
Dieu, dans sa sagesse et son génie créateur, a décidé de créer l’homme tout en lui donnant la liberté de faire ce qu’il veut, de choisir entre le bien et le mal, afin qu’Il sache ceux qui ont de leur plein gré décidé de l’adorer. Il y a là une grandeur et une perfection dans l’adoration qui n’existent pas pour les anges et pour les djinns.
C’est ainsi que l’être pour-soi n’est nullement l’être qui n’a pas de créateur, bien au contraire. Il a un créateur : Dieu, Le Très-Haut, qui dans sa grandeur infinie et son omniscience a modelé l’homme, la meilleure de ses créations, pour en faire un être doué de liberté.
Par conséquent, la liberté est au cœur de la tradition coranique. On a ainsi retourné l’argument athéiste de Sartre contre lui-même, en révélant le véritable secret de la création des hommes et en approfondissant davantage l’interprétation du verset coranique qui l’évoque, dont malheureusement, les théologiens du Moyen-âge ne saisirent pas toute la portée.
A partir de ce concept de liberté qui est intiment lié au secret de la création de l’homme, on peut admettre la notion de libre-arbitre, et même la notion développée par les anciens Mutazilites ayant trait aux actes accomplis par l’homme et à sa responsabilité pour le mal qu’il fait dans la vie devant le jugement de Dieu. Les hommes créent leurs actes et en sont comptables, parce qu’ils sont libres.
En revanche, Al-Ash’ari, un théologien opposé aux Mutazilites, considère que l’homme est certes libre, mais qu’il ne créé pas pour autant ses actes. C’est Dieu qui crée, selon lui, les actes de l’homme. Al-Ash’ari développe une théorie étonnante et peu compréhensible. Le fait que Dieu crée les actions des hommes n’est pas, d’après lui, opposable à l’idée que les hommes décident bel et bien de réaliser telles ou telles actions. Il affirme que Dieu attribuent les actions à l’homme (Iktissab).
Mais il évite de dire que les hommes sont les instigateurs de leurs propres actions. On ne peut suivre ici Al-Ash’ari dans sa manière de dissocier le contrôle de l’action de son existence, ou de son apparition.
L’origine d’une action n’est pas indépendante de son contrôle. Celui qui est à l’origine d’une action, la contrôle complètement. L’action est un phénomène indivisible : celui qui impulse une action et choisit de l’entreprendre, lui a en toute logique donné naissance. L’action ne peut être provoquée par un agent et exécutée par un autre. Ceci est impossible. L’agent qui initie une action, la contrôle et l’accomplit en même temps.
Par ailleurs, les actions ne sont pas des choses tangibles et matérielles. Elles sont à la fois individuelles et intersubjectives. La liberté humaine est inhérente à la création des actions par les hommes. Toutefois, la connaissance de Dieu embrasse les actions avant même leur création. La connaissance n’est pas synonyme de création.
La création des hommes et de leurs actions, ainsi que l’ont affirmé les Mutazilites, ne signifie pas qu’ils sont créateurs au même titre que Dieu. Les actions humaines ne sont pas, en réalité, des créations comme si elles étaient des choses matérielles. Ce sont des phénomènes en partie sociaux et comportementaux. En outre, le Jugement dernier nécessite que les hommes soient créateurs et responsables de leurs actions. Ceci se justifie en termes de responsabilité.
En même temps, l’accomplissement par les hommes de leurs actions, et seulement de leurs actions, ne signifie pas forcément que Dieu ignore ce qu’ils entreprennent sur la Terre dont ils sont les vicaires et, par conséquent, Son Savoir absolu n’est nullement remis en cause.
Nous suggérons, contrairement à l’opinion des Mu’tazilites qui assurait que Dieu ne connaît pas les actions des hommes après leur création, que Le Tout-Puissant et l’Omniscient a bel et bien connaissance de ces actions avant que les hommes ne les élaborent et ne les réalisent.
Leur création intervient par la suite. Il n’y a nulle contradiction dans ce déroulement des actions. La connaissance est différente de la création.
Ainsi, avec une légère modification, le mutazilisme devient plus cohérent que l’acharisme. En fait, Dieu reste le Créateur de toutes choses et les actions ne sont pas des créatures, des choses ou des substances. Ce sont les extensions matérielles et immatérielles des hommes dans la réalité physique et intersubjective, rien de plus.
Par ailleurs, Dieu reste Savant de toute chose, y compris des actions avant même que leur conception ne germe dans l’esprit des hommes. C’est ainsi que le récit coranique sur la création des hommes peut être expliqué en révélant toute sa beauté et sa grandeur. Il y a une subtilité dans la création des hommes qu’il faut admirer et mesurer.
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