Car « Ar-Rahman, Ar-Rahim » revoie à l’Amour de Dieu. Un Amour absolu, sans borne et qui recouvre toutes les dimensions de l’existence. Un Amour originel qui n’a ni début ni fin ; ce qu’aucun esprit humain ne peut conceptualiser parce qu’une humanité, par nature, est une expérience d’ordre fini.
En voulant expliquer « Ar-Rahman » et « Ar-Rahim », on se retrouve face à notre indigence d’humain. Le plus simple est de parler de mystère au risque de donner l’impression d’évacuer le problème. Pour ne pas céder à cette facilité, on tergiverse sur la construction de ces mots pour sombrer en polémiques.
Le cheikh Hamza Boubakeur estime que le débat sur le sens des attributs de Dieu est un « débat stérile à propos d’un problème mal posé ». Car il s’agit d’êtres humains, avec nos mots et limitations, qui voulons saisir « la réalité divine, mystérieuse, insaisissable, éternelle, inétendue, immuable… ». Nous tentons de le faire alors que nous sommes « condamnés de par notre nature à penser dans le temps, l’espace et le relatif ». Et nous savons Dieu hors temps, hors espace et Absolu !
Hamza Boubakeur donne raison aux mystiques car « eux ont compris que cette contradiction ». En se référant à l’ordre des Shadilites, il écrit : « Honnêtement, il ne s’agit que de mots portés à notre connaissance indirectement par Dieu « pour que nous l’adorions dans la mesure de nos moyens » non d’après « Sa nature ». » Cela vaut pour « Ar-Rahman » et « Ar-Rahim » et les autres attributs divins.
Zoom sur la notion de « rahma »
Amour total, Amour infini, Amour divin ou Amour inconditionnel et bien d’autres locutions, toutes dithyrambiques ne suffisent pas à expliquer « Ar-Rahman » et « Ar-Rahim ». On comprend donc le choix des traducteurs qui marchent dans les pas des chrétiens qui disent « miséricordieux » lorsqu’ils se heurtent au même Amour divin dans la traduction de la Bible.
Au XIIe siècle, pour traduire la Bible du latin au français, le mot « miséricorde » est inventé pour rendre le sens de « rahma », la racine commune de « Ar-Rahman, Ar-Rahim ». Le mot correspondant, en hébreu, étant « rahamîm ». Il évoque l’état de bien-être du fœtus au sein de la mère où l’environnement est entièrement disposé, orchestré et orienté pour sécuriser le fœtus et favoriser l’éclosion de la vie.
Dans l’ensemble, cette idée de miséricorde est retenue pour traduire l’Amour divin. Elle est habillée de superlatifs variables pour faire « Très Miséricordieux » ou « Tout Miséricordieux ». Sinon une partie de cette miséricorde est retenue pour faire « Très Clément » ou « Tout Compatissant ». Ce qui est parlant pour le commun des francophones, même s’ils sont réducteurs.
On comprend aussi un traducteur comme André Chouraqui, proche des sources hébraïques, qui veut restituer la dimension de la maternité relative au fœtus. Il choisit « le Matriciant » pour « Rahman » car « ce mot dérive de rahâm, la matrice, dont la fonction est de recevoir, de garder et de transmettre la vie. Allah est la source de toute vie, la matrice universelle de la création », explique l’écrivain.
Le professeur Jacques Berque insiste sur « R. H. M », la racine de « Rahma ». Elle « évoque une solidarité affective », dit-il en se référant au mot « Rahim » qui veut dire « matrice ». Ce choix, qui est aussi celui d’André Chouraqui, apparaît dans le débat musulman sous la forme de la « nature » de Dieu, Son essence ou, si l’on veut, son aspect le plus proche, le plus comparable à Sa création.
Pour Salah Eddine Kechrid, la « rahma » est « l’essence » de Dieu. Ou, à défaut d’attribuer une essence à Dieu, la « rahma » est l’état qui prélude ou qui impulse à la création. Donc « Ar-Rahman, Ar-Rahim » devient « le Miséricordieux par essence et par excellence ». De manière implicite, la « rahma » devient la raison ou la cause, peut-être la motivation, de la Création.
Dans cette vision, où la « rahma » représente l’attribut divin le plus proche de Son essence, on conclut que : Dieu a créé par la « rahma » ! Autrement dit, la « rahma » est l’aspect de la Création qui est le plus proche du Créateur. Elle supporte toute la Création et sans elle la création s’effondre un peu comme « la structure » de la création, de manière moins technique, « l’impulsion » de la création.
« Ar-Rahman, Ar-Rahim » est simple, son message pur sur la vie
Notre regard sur la création a beaucoup changé au siècle dernier. Car le soleil qui se lève et qui se couche était déjà une illusion, mais avec la relativité générale d’Albert Einstein, la matière entière sombre dans le domaine de l’illusion. On sait désormais que la matière n’est que de l’énergie dans un état d’équilibre. Un état si stable qu’il suffit de la déranger pour provoquer une explosion.
En physique quantique, la réalité atomique est aussi cosmique car on trouve la même énergie partout à des vibrations, des fréquences différentes. Et derrière l’énergie, le « vide » est une illusion, comme a pu l’affirmer Nicolas Tesla en son temps. La structure du vide est au cœur du travail de Nassim Haramein avec sa Resonance Science Foundation. Cette énergie existe bel et bien mais pas comme « une observable physique ».
Pour Nassim Haramein, « maîtriser l’énergie du vide est la prochaine étape de l’évolution humaine. Ce sera alors l’occasion de faire des choses que nous n’imaginons pas aujourd’hui. Mais cela n’est envisageable que si nous évoluons ensemble ; au lieu de nous battre les uns contre les autres, que nous comprenions la nécessité de coopérer car nous sommes tous reliés les uns aux autres par l’énergie du vide ». Autrement dit, nous évoluerons en science et en conscience en même temps.
Aujourd’hui, on sait déjà que le vide est organisé. Il est doté d’une structure complexe qui est d’une perfection créatrice. De la structure du vide naît l’énergie. De l’énergie naît la matière. Philosophes et mystiques ont longtemps eu ce discours qui est celui de physiciens contemporains. Qu’est ce qui se trouve avant l’énergie ? La mystique répond « conscience ». De la conscience naît l’énergie.
En mécanique quantique, l’état qui précède l’énergie, la conscience, n’est pas modélisable par notre science physique. Le simple fait de l’observer influence la conscience. Sa mise en équation devient alors impossible. Mais on considère l’image d’une conscience qui se fragmente en une multitude de consciences. Chaque fragment, à son tour, se fragmente dans un protocole sans fin dont le but est de fixer l’information pour pouvoir la faire remonter à la conscience initiale, la Source.
La mystique islamique ne parle ni de conscience ni d’énergie du vide. Elle parle d’âmes parties de La Source où tout est Amour pur. Elles arrivent sur terre en « califes de Dieu » pour manifester Son Amour à la dounia avant de s’en retourner à la Source. Quand elle séjourne ici-bas, une âme humaine garde des souvenirs de son Paradis d’origine ; La Source où elle désire s’en retourner.
Dans la vision islamique, Dieu n’a ni début ni fin ; Il est cependant à l’origine de Tout. Le premier état de la Création est un état d’Amour total, complet et parfait dont le Paradis est le symbole dans le Coran. C’est la « rahma » que certains disent « miséricorde » et que je dis « Amour divin ». D’autres voient la même « rahma » dans un schéma matriciel ou maternel. Mais la « rahma » est au-delà de tout cela.
Des exégèses populaires font de « Ar-Rahman » la Miséricorde divine pour tous, sans discrimination de croyances. Puis « Ar-Rahim » est la Miséricorde de Dieu après la mort avec des faveurs accordées aux musulmans. Opinion rassurante pour le musulman mais peu cohérente avec les attributs divins.
Le message central du verset 2 de la sourate Fatiha est à l’agonie parce qu’il est oublié dans le discours musulman contemporain. Il est pourtant simple car il tient en deux mots, deux branches de la même racine « rahma ». Chaque branche appuyée de son superlatif disproportionné, ni verbe, ni épithète, ni attribut, rien qui pourrait atténuer ou arrondir leurs messages. Deux mots natures, étendus et nus.
La « rahma » n’est pas une recommandation de l’islam mais son essence
« Ar-Rahman, Ar-Rahim » est simple, son message pur sur la vie. Une vie protégée, à l’abri, dans un environnement de douceur. Le parfum féminin de ce verset 2 s’oppose au verset 1. Dans « Ar-Rabb » du verset 1, on rencontre le Seigneur Tout Puissant, Créateur à la souveraineté cosmique ; Dieu le Père à l’opposé de la figure maternelle ou matricielle de « Ar-Rahman » et « Ar-Rahim », féminine, le « sexe faible » !
Soirée de Saint-Valentin, en 1994. Une collègue m’invite chez elle à Paris. Son mari était musulman, la soirée de la Saint-Valentin fut combinée avec l’iftar. J’ai préparé un plat de Côte d’Ivoire et un texte sur l’Amour comme le disait l’invitation. Et pour parler d’Amour au Ramadan, j’ai choisi l’Amour de Dieu, l’Amour du Créateur pour Sa Création en suivant un poème de Khalil Gibran.
Ma collègue vint me trouver en fin de soirée, un peu confuse, en se demandant si j’étais chrétien ou musulman : « Je ne savais pas qu’on pouvait parler à Dieu dans l’islam comme tu as fait. » Le mari n’était pas surpris : « Tu as parlé de Dieu comme on le fait au Maroc chez moi. Sauf que tu parles en français et nous on parle en arabe. »
Il y a une forme de pudeur langagière à aimer Dieu au sein d’une mosquée. L’orthodoxie réprouve, jusqu’à la répression, ces « soufis » qui se permettent d’aimer Dieu en public dans des propos ivres d’Amour. Un cas célèbre est le procès de Mansur al-Hallaj, exécuté à Bagdad en 922. L’orientaliste Louis Massignon en rend compte dans son célèbre livre La Passion d’Al-Hallaj.
Le jour de l’exécution, Al-Hallaj arrive devant la foule réunie à la mosquée d’Al-Mansour de Bagdad et dit : « Sachez que Dieu a rendu mon sang licite pour vous; tuez-moi donc ! … Vous en aurez récompense car vous aurez combattu ainsi pour la foi, et moi je serai mort martyr… Il n’y a pas d’œuvre plus urgente pour les musulmans que mon exécution. Sachez que mon exécution sera l’accomplissement des sanctions édictées conformément à la Loi ; car, quiconque l’a transgressée, doit les subir. » Dans l’histoire du soufisme, ce procès du Xe siècle reste un repère qui marque le point de rupture entre la foi motivée par l’amour et la loi soucieuse de l’ordre. « Tout le monde ira au Paradis sauf ceux qui refuseront », a dit le Prophète pour donner idée de la miséricorde divine.
Dr. Adnan Ibrahim, imam de la mosquée Ash-Shuraa de Vienne (Autriche) a dit dans un sermon : « La rahma, (l’amour), n’est pas une des options offertes en islam. Elle n’est pas un élément que l’on peut choisir d’accepter ou de rejeter. Elle n’est pas une recommandation de l’islam mais elle est son essence ». Pour lui, le musulman contemporain doit renouer avec le sens de la « rahma », s’il veut jouer son rôle dans le monde d’aujourd’hui.
Cela fait deux versets de la sourate Fatiha ici étudiés. Le verset 1 installe Dieu dans Sa souveraineté cosmique, Son pourvoir absolu sur l’ensemble des mondes. Le Verset 2 introduit Dieu dans Sa Miséricorde et Son Amour infini, impulsion à l’origine de la Création. Et l’être humain dans tout ça ? Tel est l’objet du verset 3 que nous allons commenter dans un prochain article, inchaAllah.
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